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Bombardier est là pour rester

Ces derniers jours, nous avons vraiment eu droit à des réactions de toutes sortes après qu’on eût révélé que la rémunération des hauts dirigeants de Bombardier avait été votée à la hausse. Ces « révélations » sont en fait extraites du rapport aux actionnaires et constituent donc une décision prise par le conseil d’administration en toute transparence. Or…

Or, il s’avère que l’investissement de 1 milliard de dollars effectué en octobre 2015 par le gouvernement du Québec dans l’actionnariat de Bombardier (et plus précisément dans celle d’une société en commandite dédiée au C Series) signifie que désormais, l’ensemble de l’entreprise est susceptible d’être scruté beaucoup plus régulièrement par les journalistes et les citoyens. Au terme de cette saga, la direction a d’ailleurs décidé de décaler d’un an ou deux cette hausse de salaires.

Tout ce bruit ne doit toutefois pas nous empêcher de considérer sérieusement comment les particularités du marché de l’aéronautique rendent l’investissement de Québec et l’appui d’Ottawa relativement bon marché dans le contexte actuel.

Lorsqu’on analyse le secteur mondial de l’aéronautique, force est d’admettre que la présence, à Montréal, d’un joueur aussi important que Bombardier relève d’un heureux hasard, d’une chance aussi grande qu’improbable. Pour mieux comprendre la situation, revenons en arrière.

Tout parier, comme au poker

En avril 2005, la compagnie Airbus se lance dans le marché des très gros porteurs en dévoilant le premier prototype de l’Airbus 380, un avion capable de transporter plus de 600 passagers. Ce marché était jusque-là le monopole exclusif de sa rivale, Boeing, et du 747. En tout, le développement de l’A380 a coûté près de 13 milliards d’euros, sans compter les coûts de fabrication des premiers appareils.

Quelques années plus tard, Boeing renchérit avec l’annonce de la venue du 787, un appareil redessiné de a à z qui promet des performances dépassant presque l’entendement. La mise sur pied de ce projet coûtera à Boeing 32 milliards de dollars américains.

Dans chacun de ces deux cas, le développement d’un nouveau produit n’a strictement rien à voir avec l’innovation « habituelle », marginaliste et progressive. En Europe comme aux États-Unis, ces conglomérats pourtant immenses doivent mettre en péril la totalité de l’entreprise et frôler la faillite chaque fois qu’un nouveau modèle d’avion est mis en marché.

Dans les deux cas, les entreprises ont été soutenues par des investissements publics massifs : achats militaires, prêts sans intérêts, aide au démarrage, réduction d’impôts sur les salaires… En 2015, 35 % des revenus de Boeing provenaient des achats effectués par la Défense nationale américaine.

Au Brésil, où se trouve Embraer, le principal concurrent de Bombardier, l’État ne cherche même plus à dissimuler les investissements répétés qu’elle fait dans son avionneur national. De toute évidence, ce sont les règles du jeu, dans un secteur où toute l’entreprise est chaque fois mise en danger par le développement d’un prochain produit phare.

La courbe d’apprentissage : pour mieux comprendre la situation

Si l’on met de côté le débat sur l’augmentation relative ou la valeur absolue des salaires versés à des individus, il est encore plus pertinent pour les investisseurs de s’intéresser au taux de progression qui définit la courbe d’apprentissage du fabricant.

En effet, le « taux d’apprentissage » est l’un des indicateurs principaux permettant d’anticiper la performance éventuelle d’un produit technologique complexe comme le C Series. L’ingénieur espagnol Javier Madiavilla explique d’ailleurs très judicieusement cet effet sur son blogue. Le « taux d’apprentissage » correspond donc à la réduction du coût de fabrication chaque fois que le nombre d’appareils fabriqués double.

Mesurer la courbe d’apprentissage permet de déterminer à quel niveau se situera la variation du coût unitaire d’un appareil à un moment donné dans le futur et, partant, quelle sera sa profitabilité. Lorsque le directeur financier de Boeing annonce, par exemple, une réduction de 20 % du coût de fabrication du 787 pour l’année 2013, cela correspond à un coefficient de 0,8. À ce rythme, le 1 000e Boeing 787 produit coûtera environ 20 % du coût unitaire du premier avion fabriqué.

À titre de comparaison, une courbe d’apprentissage caractérisée par une amélioration de 10 % occasionnerait un coût de près du triple du scénario pour le 1 000e appareil. Dans ce cas, le 1 000e appareil coûterait près de 40 % du prix du premier.

Lorsqu’on s’intéresse à Bombardier en tant qu’acteur économique ou comme cible d’investissement, il est donc immensément plus constructif et plus pertinent d’observer les fondamentaux de ce fleuron de l’économie québécoise. L’avenir de l’industrie aéronautique montréalaise en dépend.

Au final, quelles que soient les bévues commises en matière de relations publiques, une chose est certaine : Bombardier grandira – ou mourra – chez nous. À cet égard, la capacité de l’entreprise à apprendre compte beaucoup plus que la question des salaires des dirigeants.